Yórgos Lánthimos, réalisateur de La Favorite et The Lobster, parmi d’autres, revient avec un nouveau film adapté du roman d’Alastair Gray, sorti en 1992. Malgré que je n’écrive pas cet avis à chaud, il reste sensiblement le même que lorsque je suis sortie de la salle après deux (longues) heures 20 de film et trois décrochage de mâchoires sous le coup du choc. Malgré un univers prometteur et une performance impressionnante d’Emma Stone, je suis profondément dérangée.
Et oui, mon avis sera basé sur ce dérangement intérieur massif. C’est de cette manière que j’évalue mon appréciation ou ma non-appréciation d’un film. Soyons toutefois honnête, je n’ai pas été le voir dans l’idée de me divertir mais bien dans celle de me positionner dans la polarité suivante : soit Poor Things est le nouveau Barbie soit il est un étalage de fantasmes stéréotypés et foncièrement misogynes (mal) cachés sous un vernis pailleté prétendument féministe fait d’un fil rouge et de répliques qui n’ont de progressiste que leur surface. Soyons claires, je me positionne du côté de la seconde proposition.
Résumé
Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Si vous ne connaissez pas l’histoire proposée par le film en voici un (très) court synopsis. Bella Baxter, création, prise pour fille du Dr. Godwin Baxter, est une enfant dans un corps de femme. A l’exception de son corps déjà développé, Bella a donc tout d’une tabula rasa. En passant à travers différents stades du développement à vitesse grand V, Bella est rapidement habitée par le désir de quitter la maison de « God » et de voir ce que le monde a à lui offrir. S’en suit donc pour Bella la découverte du monde, d’elle-même et de ses désirs. Ce qui ne s’avère pas de tout repos étant donné la brutalité de la société patriarcale ainsi que la violence et la bêtise des hommes auxquels elle se trouve confrontée.
L’avis de Jeanne
Le synopsis avait tout pour me séduire. Il est, pour ma part, toujours agréable et extrêmement satisfaisant de voir un récit d’émancipation d’une femme porté à l’écran. La bande-annonce m’avait également beaucoup séduite, voire intriguée. L’univers de Poor Things, ses costumes, ses décors semblaient à l’image d’un conte mystérieux, poétique, rocambolesque. Et c’est en effet dans ce monde que j’ai été plongée au début du long-métrage, fascinée et amusée par les multiples créations du Dr. Baxter qui peuplent sa maison. Une demeure quelque part entre l’immense maison victorienne londonienne du 19e et le manoir de Frankenstein. Emma Stone aussi fascine immédiatement avec une garde-robe qui crève l’écran et une grande méticulosité dans son rôle d’adulte vierge de toute connaissance qui apprend à parler et à marcher, ça fonctionne, on y croit !
(Attention la suite contient des spoilers !)
Assez rapidement néanmoins, je n’y crois plus. Et la proposition de départ m’apparait sous un nouveau jour. Car après l’apprentissage de la parole, de la marche et des premiers liens sociaux, vient l’apprentissage et la découverte de la sexualité. Sexualité qui sera d’ailleurs le principal outil d’émancipation de Bella.
Me revient alors l’idée de départ : la greffe à Bella du cerveau de son bébé, pas encore né, pour la maintenir en vie. Et tout à coup, je suis alors saisie par une impression d’incohérence du récit en même temps qu’un grand malaise. La découverte de la sexualité infantile, d’accord, mais le passage immédiat à une sexualité d’adulte, pas d’accord. Le corps de femme ne fait pas tout, elle a tout de même un cerveau de jeune enfant. Alors bien sûr, je tente de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une fiction et que prendre le propos de façon littéral lui en fait perdre ce caractère fictionnel. Mais tout de même, je reste dérangée. Dans l’impossibilité de prendre du côté de la fiction ce qui touche d’un peu trop près à une horrible réalité.
L’argument de départ m’apparaît alors comme le fantasme machiste et sexiste par excellence : une femme avec un cerveau de bébé. Donc à l’intelligence pas encore développée, manipulable, disponible à l’emprise, sans capacité de discernement. Cette sensation de malaise, subséquente aux deux idées exposées ci-dessus, ne m’a pas quittée durant tout le film. Ce n’est pas faute d’avoir pourtant tentée de m’accrocher à l’idée vraisemblablement proposée de Bella qui déjoue les obstacles qui lui font face et qui, justement, contourne les violences et l’emprise à coup de réparties cinglantes et d’une vivace liberté vierge de toutes normes sociales. Et ce jusqu’à la conclusion du film qui nous montre Bella sirotant un cocktail avec à ses pieds son ex-mari à qui elle a greffé un cerveau de chèvre, occupé à brouter de l’herbe.
Je n’ai pas su m’en tenir à cette fable d’émancipation car elle m’est apparue comme prétexte au vrai propos disséminé à travers les différents personnages masculins, celui de l’exposition de fantasmes de violences et de domination des femmes. Car entre le créateur de Bella « God » (rien que ça) qui énonce sa dure résistance à des envies incestueuses, Duncan qui initie Bella à la sexualité adulte (alors que rappelons-le, elle se comporte comme une enfant) et Alfie qui rêve d’exciser Bella pour la punir de son désir de liberté, il n’y en a franchement pas un pour rattraper l’autre.
Qu’est-ce qui fait que je ne perçois pas cela comme une dénonciation du système patriarcal et de sa violence à l’aide d’une métaphore caricaturale ? Mon profond malaise pendant et après la séance. Non, Poor Things, au male gaze quasi aveuglant (malgré la co-production d’Emma Stone), n’est pas le nouveau Barbie. Il ne rassemblera pas des hordes de filles et de femmes ravies et empouvoirées par un récit auquel elles peuvent complètement ou partiellement s’identifier. Bien sûr, un film ne s’analyse pas uniquement en termes d’effets et de portée politique mais une œuvre s’inscrit tout de même dans une époque. En conséquence, difficile de ne pas s’y arrêter dans le contexte actuel de révolution féministe et, déjà, de backlash.
Pour aller plus loin
Cet avis n’engage que moi et Emma Stone en a d’ailleurs un bien différent. Dans des interviews et articles qui ont suivi la sortie du film et ses critiques, elle y répond d’ailleurs très bien, mettant en avant qu’elle ne perçoit pas Bella Baxter comme une enfant. Jouer le rôle d’une femme non-conditionnée à la société patriarcale et qui ne s’embarrasse pas de honte ou du jugement d’autrui a été pour elle tout à fait libérateur. Et ça, je veux bien le croire !
Yórgos Lánthimos, quant à lui, estime que si l’on s’arrête à la vision littérale du cerveau d’enfant dans un corps de femme, on passe à côté de la narration du film. Et ça, je veux bien le croire aussi ! 😉
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