« Pour toutes les femmes qui attendent encore des excuses »
Eve Ensler
Eve Ensler, emblème de la lutte féministe américaine, frappe encore un grand coup et génère une onde de choc avec ce témoignage magistralement troublant. Des mots aussi salvateurs que déchirants.
Résumé
Evie prend dès sa naissance une place particulière dans la vie et dans le cœur de son père. Une relation fusionnelle, un amour débordant et ingérable pour un homme qui n’était pas apte à le recevoir et à le donner. Le père chéri d’Evie devient alors son bourreau et ne recule devant rien pour l’anéantir. Il meurt sans exprimer aucun regret. Alors, Eve emprunte la voix de son père pour mettre en mots les excuses qu’elle n’a jamais reçues.
Avis
Je referme le livre d’Eve Ensler comme paralysée. Vidée. J’ai absorbé son récit en quelques heures, et il m’a exténuée. Une chose est sûre, je ne ressors de cette lecture ni sereine, ni indemne. Les sentiments et émotions qu’elle a provoqués en moi ne sont pas de tout repos.
Les récits vecteurs à ce point d’émotions négatives, dérangeantes, perturbatrices, ne sont pas toujours appréciés par celles et ceux pour qui la lecture est avant tout synonyme d’évasion et de détente. Pourtant, la puissance des mots est telle dans ce récit que j’en ressors également énergisée. Remplie de colère et d’envie de tout casser tout en pleurant toutes les larmes de mon corps. N’a-t-on pas envie de lire un livre capable de susciter de telles émotions ?
ALERTE : Dans la suite de cet article, j’aborde rapidement certains thèmes du récit qui m’ont marqués. Ce ne sont pas des « spoilers » à proprement parler mais si vous désirez lire ce livre et que vous préférez le faire avec l’esprit plus ou moins vierge ne lisez pas ce qui suit 🙂
Franchir une limite
Bien qu’imaginée, cette lettre du père nous plonge dans les mécanismes à l’œuvre dans l’inceste et plus généralement la violence intrafamiliale. Avec subtilité et finesse, l’auteure décrit comment son père, lui vouant un amour tellement grand qu’il se muera en haine, la détruit petit à petit par de la manipulation, perversité, violence psychologique, sexuelle et physique.
La notion de l’amour est souvent au centre de la question incestuelle. Dans la tête du père d’Eve Ensler, nous comprenons à quel point l’amour est proche de la haine, nous comprenons comment cet homme glisse lentement mais sûrement vers le (les ?) point de non-retour. La limite est franchie parce qu’il est déjà trop tard. Le viol est acté car il est l’étape suivante dans l’escalade des violences sexuelles.
J’ai travaillé sur l’inceste et les violences sexuelles mais une question persistait et revenait de manière récurrente : comment quelqu’un peut-il en arriver là ? Comment trahir l’innocence de l’enfance ? Comment sexualiser le corps d’un.e enfant à qui le bourreau en devenir devrait vouer un attachement et un amour inconditionnel et désexualisé ? Avec son expérience et la voix du narrateur, Eve Ensler nous propose une réponse à ces questions. Une réponse non-universelle bien évidemment mais qui nous permet néanmoins d’approcher les méandres sombres d’un esprit qui confond la haine et l’amour.
La remise en question : acte transgressif d’un code viril
Juste avant de me plonger dans ce récit, j’ai terminé (à regret) le très instructif essai d’Olivia Gazalé, Le mythe de la virilité (que je vous invite à lire pour approfondir le sujet). Ma tête était donc remplie d’informations sur la construction de la virilité et de la société viriarcale. Plonger dans l’esprit d’un homme après une telle lecture avait quelque chose de passionnant et de révoltant à la fois. J’ai attisé ma colère.
A ma connaissance fraîchement acquise sur la virilité, j’ai pu ajouter la très intéressante réflexion d’Eve Ensler sur la remise en question chez l’homme. A travers cette lettre d’excuse imaginairement demandée à son père, c’est ce que recherche l’auteure : initier une remise en question réelle et profonde chez son bourreau. Acte alors présenté par cet homme comme, à première vue, irréalisable, parce que transgressif d’un code viril.
« Tu me demandes de remettre en question ce que cela signifie d’être un homme. Le simple fait de se soumettre à l’exercice implique une défaite. […] Chaque aveu défie un pacte de sang déterminé longtemps avant ma naissance. Un homme qui présente des excuses est un traître au dernier degré. Combien d’hommes, combien de pères ont jamais reconnu leurs échecs ou leurs crimes ? L’acte en lui-même est une trahison du code fondamental. »
La virilité, telle que construite et définie par notre système et notre culture, est donc mise à mal par la remise en question et la reconnaissance de ses erreurs. Comment pouvons-nous dès lors espérer un changement chez les hommes qui nous entourent sans une redéfinition profonde de ce qu’est la virilité ?
Et après ?
Je laisse les derniers mots à l’auteure du récit :
« J’ai changé mon nom. Après avoir terminé « Pardon », j’ai été capable de libérer mon père. Je n’éprouve plus ni rancœur, ni amertume, ni rage envers lui, néanmoins je ne souhaite plus vivre avec son nom ou avec le prénom qu’il m’a donné. Les noms déterminent et inspirent tellement. V est le nom que je choisis. C’est un portail. C’est une pyramide. Il est voluptueux, vulnérable. Il est une invitation. Je vous invite à m’appeler V. »
Eve Ensler
Jeanne – archive avril 2020
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