“Du milieu de la tempête qui me déracine, me dépossède de mon identité, je veux parfois revenir à l’origine — à mon origine” — Roland Barthes
Un monde de possibles
Quand j’avais 7 ans je voulais être serveuse dans le futur restaurant italien de ma meilleure amie de l’époque. L’année d’avant je pense avoir voulu être chanteuse. J’étais une grande fan d’Avril Lavigne. L’année d’après je pense que je voulais de nouveau être chanteuse, ou peut-être autre chose, je ne sais plus. Je rêvais au gré de mes passions du moment.
Je pensais surtout au monde de folie que j’allais inventer dans les Sims le vendredi après l’école, à la pièce de théâtre que j’allais créer le week-end suivant, au nouveau livre que j’allais lire, au nouveau poster que j’allais accrocher au mur de ma chambre, aux nouvelles phrases que j’écrirais dans mon journal intime. Le futur se résumait alors à une succession d’activités et d’apprentissages. J’avais la tête dans les nuages.
J’ai vécu mon enfance dans une stabilité relative et certainement dans la sécurité. Je suis entrée à l’école secondaire et cette année-là je me rêvais future styliste. J’étais en effet passionnée par mon nouveau jeu PC qui se déroulait dans une école de mode. Encore une nouvelle passion mais à une différence près, cette fois j’y croyais, j’étudierai la mode à Harvard. A ce projet on me répondit que je n’y connaissais rien et qu’Harvard n’avait certainement pas de programme de mode. Harvard, c’était du trop haut niveau pour ce que je voulais faire.
Le métier de styliste représentait le monde de mon enfance, fait de rêve et de passion. Fait d’une vie sans contrainte dans laquelle j’avais envie de tout et de rien. Harvard représentait l’image que je me faisais du monde des adultes, l’université, le travail, les responsabilités. Là où je ne me représentais pas tout à fait ce qu’était réellement le monde de la mode, Harvard, de par son existence, était une façon pour moi d’adapter mon rêve et ma passion de l’époque à la réalité, d’en faire un métier.
Cette remarque est le premier élément qui m’a fait rentrer dans le moule. J’ai commencé à diminuer l’ampleur de mes rêves. J’ai réduit ma capacité à m’imaginer, à me réinventer. De fille, sœur, cousine, amie, chanteuse, rêveuse, joueuse, lectrice, écrivaine, actrice, dessinatrice, danseuse, cuisinière, je suis passé à bonne élève ensuite étudiante, future psychologue, en recherche d’emploi et enfin psychologue.
Sans m’en rendre compte, mon identité ne se définissait plus par sa multiplicité. Comme atrophiée, m’en voilà réduite à une identité singulière, celle de mon travail, de ma valeur sur le marché professionnel. Mais où suis-je passée ?
Le voyage de Chihiro, ode à l’identité
En rédigeant cet article, j’ai visionné le film d’animation japonais Le voyage de Chihiro écrit et réalisé par Hayao Miyazaki. Coïncidence (ou pas), la symbolique du travail et de la perte d’identité y est omniprésente.
Dans ce récit onirique et hautement allégorique, la jeune Chihiro est confrontée, certainement pour la première fois, au monde du travail. A la sortie de l’enfance, la voilà qui supplie pour un emploi à la tyrannique, imposante et effrayante Yubaba qui règne d’une main de fer sur « Les bains » et tous ses employés. Yubaba s’est donné comme ligne conductrice de toujours donner du travail à celui ou celle qui lui en demande, à une seule condition, Chihiro doit accepter de perdre son nom.
Yubaba garde la main mise sur ses employés (allons jusqu’à dire esclaves) en leur volant leur identité. Chihiro sera désormais réduite à « Sen ». Le terme « réduire » est ici adéquat et révélateur, puisque Chihiro est composé en japonais de deux kanjis « SEN » et « JIN », Yubaba la réduit en lui volant le second. Tant que Sen oublie son identité, elle ne pourra pas rentrer chez elle. Yubaba maintient son pouvoir sur elle en gardant une partie de son identité en otage. Mais où est passée la petite Chihiro ?
Qu’est-ce qui pousse cette enfant à aller chercher du travail ? Ne peut-elle pas trouver une alternative ? Pas dans ce monde-là. Chihiro n’a d’autre choix que de travailler pour survivre dans cet univers inconnu, à la fois menaçant, dangereux, fascinant et merveilleux. Le travail équivaut à sa survie mais elle doit supplier Yubaba pour qu’elle lui donne un emploi.
J’ai perdu une partie de mes rêves et une partie de la personne que j’étais. Chihiro a perdu une partie de son nom et elle supplie pour qu’on lui donne un emploi et qu’elle puisse survivre. J’en suis arrivée à une forme de supplication interne pour un emploi, pour lequel je suis pourtant qualifiée, afin de pouvoir payer mon loyer. Nous semblons nous perdre dans la quête d’un travail indispensable qui menace pourtant de morceler notre identité.
L’insaisissable concept d’identité
Comme le dit Amin Maalouf dans Les identités meurtrières, le mot « identité » est traître. C’est un mot devenu tellement limpide que nous pensons le saisir parfaitement. Sa définition nous semble claire. Pourtant, le concept d’identité n’a jamais été aussi vague et fuyant.
Dans le sens commun, nous rapportons l’identité, comme je l’ai fait plus haut, à nos nom et prénom. Mais aussi à ce qui nous individualise les uns des autres. Mon identité est la façon dont je me définis et elle est constituée par mes différentes appartenances (religieuse, ethnique, professionnelle, nationale, idéologique, politique, etc.) Mon identité ne sera jamais complètement identique à celle d’un.e autre. Elle me différencie et me permet de différencier.
Mon identité serait donc la constante temporelle qui me permet de me différencier d’autrui, qui m’individualise aux yeux d’une société qui recherche peut-être parfois un peu trop l’uniformité. Constante qui n’est pas pour autant dénuée d’évolution. Je construis mon identité au fil des âges et elle me permet, durant ce processus, de me rappeler qui je suis et ce à quoi je m’identifie. Idem. Je reste la même. Mais toujours en évolution.
Pluralité de l’identité : un mythe ?
Au fil des ans et de mon entrée, de plus en plus prononcée, dans le monde des adultes (dit aussi le monde du travail), j’ai souvent été confrontée au terme d’identité professionnelle. Celle-ci est définie par Claude Dubar, sociologue français, comme « le fait de se définir à partir des caractéristiques de son travail, de ses réalisations professionnelles, compétences professionnelles et de l’appartenance à un groupe professionnel ». Rien de mal, me direz-vous, à se définir selon sa profession. En effet, si mon identité professionnelle n’était qu’une facette de qui je suis, je n’y verrais pas d’inconvénient. Mais est-ce vraiment possible ? L’identité professionnelle peut-elle être considéré comme distincte du reste de mon identité ?
« L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un dosage particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. » — Amin Maalouf
L’orientation scolaire, l’entrée dans le monde du travail et tous mes choix professionnels viennent nourrir mon identité en tant que telle. « L’identité ne se compartimente pas ». Mon identité professionnelle n’est donc pas une entité séparable de « qui je suis » ; elle vient compléter toutes les facettes déjà existantes de ma personne. Elle enrichit la façon dont je me définis. Alors pourquoi ai-je l’impression qu’il n’y a plus qu’elle ? Pourquoi mon identité professionnelle vient-elle se substituer à tous les autres éléments qui me constituent ?
La « valeur travail »
« Que fais-tu dans la vie ? » Jusqu’à il y a quelques mois, à cette question, je répondais : « je cherche du travail ». Ce qui n’était pas faux. Je passais la majeure partie de mes journées à éplucher les sites d’offres d’emploi, à lire et relire les mêmes annonces dix fois parce que rien de nouveau n’apparaissait et à me demander si j’allais postuler à telle ou telle annonce parce que je ne savais pas si ça me plaisait vraiment mais « il faut que je trouve un travail ! ». Une partie de mon temps était également consacré à me morfondre dans mon fauteuil sous mes couvertures, à boire de la tisane et à pleurer toutes les larmes de mon corps parce que « je ne vais jamais trouver de travail, je suis nulle, je vais passer ma vie à rien faire et je vais finir au chômage ».
Je n’avais pas d’emploi, je n’étais plus étudiante. Ma personne se résumait à mon statut social (qui me semblait tellement peu enviable) : en recherche d’emploi. Voilà la façon dont je me définissais. Je n’étais finalement pas loin du statut de Chihiro, cité plus haut, j’aurai donné n’importe quoi pour trouver un emploi, quitte à devoir supplier. Tout pour retrouver de la valeur aux yeux des autres et un statut social.
« Le travail occupe une place essentielle dans nos sociétés, même par son absence. » — Dominique Royer
Pourtant, en dehors de cette quête interminable pour un travail, je lisais énormément, je prenais le temps de voir mes amis et ma famille, je me suis remise à écrire, je prenais le temps de ne rien faire, j’ai voyagé, j’ai contemplé la vie et les gens autour de moi, j’ai pris du temps pour moi. Les réponses possibles à la question « Que fais-tu dans la vie ? » étaient donc, en réalité, nombreuses et variées. Pourtant, j’ai choisis de répondre relativement à ma position professionnelle. J’ai été conditionnée à répondre de cette manière et à placer le travail au centre de mon identité.
La « valeur travail » est avant tout un concept économique. Il définit la valeur d’un objet en rapport à la quantité de travail direct et indirect nécessaire à sa fabrication. Nous pouvons toutefois comprendre le terme « valeur travail » également dans un sens idéologique comme la valorisation du travail au sein de notre société.
« C’est à cette « valeur travail » que l’emploi doit aujourd’hui son statut si particulier. C’est elle qui en a fait la source quasi-exclusive du lien social, de l’estime de soi, de l’utilité et de la reconnaissance sociale » — Baptiste Mylondo
L’histoire de la place du travail en occident et l’évolution de ce concept pourrait faire l’objet d’un article à part entière (je sens que si je me lance là-dedans je n’aurais jamais fini et j’aurai un article de la longueur d’une thèse !) Je ne vais donc pas m’y aventurer ici. Ce qu’il me semble important de repérer est cette valorisation de la sphère professionnelle aux dépends du reste. Alors oui, bien sûr, les mentalités changent et d’autres voix se font entendre, mais le conditionnement est tel que changer ma réponse à « Que fais-tu dans la vie ? » est plus ardu que prévu.
Au-delà du « faire », prendre le temps de se retrouver
Ou peut-être que le problème remonte à plus loin. Peut-être qu’avant de vouloir changer la réponse à cette question nous devrions changer la question en elle-même. Parce que faut-il réellement faire quelque chose dans sa vie et même faire quelque chose DE sa vie (car j’ai bien trop souvent tendance à dire « je ne fais rien de ma vie ! »).
Etonnamment, cette réflexion me ramène à ma lecture du moment, Thérapie Existentielle de Irvin Yalom (bon peut-être pas si étonnant que ça, ma lecture a potentiellement orienté la direction qu’a pris cet article). Il y parle en effet brièvement de Florence Kluckholm et de sa classification anthropologique des valeurs selon trois catégories : « être », « être-en-devenir » et « faire ». « L’orientation « faire » privilégie les réalisation mesurables au moyen de normes extérieures à l’individu ». Et Irvin Yalom enchaîne :
« La culture contemporaine américaine conservatrice, avec les priorités qu’elle apporte à la sphère professionnelle et à l’activité, constitue un exemple type de cette culture du « faire » poussée à l’extrême ».
Cette réflexion me semble facilement applicable à notre culture également. Alors, pour sortir de cette survalorisation du travail, de l’emploi, du « faire », ne commencerions-nous pas à poser la question « Qui es-tu ? »
Sources et ressources
Hayao Miyazaki, de Edwood
Amin Maalouf, Les Identités meurtrières
Faut-il remettre le travail au cœur de la société ?, de Guillaume Plaisance
Qu’en est-il de la « valeur travail » dans notre société contemporaine ?, de Dominique Royer
Pour en finir avec la valeur travail, de Baptiste Mylondo et Sarah Lefèvre
Article rédigé par : Jeanne — 2021
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