« Dans l’amour et la jouissance, je ne me sentais pas un corps intrinsèquement différent de celui des hommes »
Encore un livre de l’énorme pile de livres qui m’a été envoyée @LesPonctuelles dans le cadre de leur bookclub féministe. Le plus petit, celui où les mots sont écrits en plus gros. Et pourtant, le plus lourd, le plus poignant aussi.
J’ai hésité avant d’écrire une chronique sur ce livre. Je n’ai lu que deux livres d’Annie Ernaux : La Femme Gelée, et celui-ci, L’événement : il m’a suffi de ces deux découvertes pour être conquise. Cette femme, je l’admire beaucoup. Surtout après l’avoir entendue plusieurs dans émissions radio/podcast dont elle était l’invitée (vous pouvez trouver les liens à la fin de cet article, je vous invite à les écouter !).
Ses mots, ses propos, ses engagements, sont, de manière générale, juste et sans fioritures. Elle est bienveillante, tout en étant intransigeante.
Du coup, avant de poster cet article élogieux, j’aurai voulu continuer ma lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux. J’aurai voulu la présenter sous tous les angles, lui donner l’attention qu’elle mérite, dans un article admiratif, long et survolté (le genre d’article que j’aime bien écrire, quand j’ai du temps). Mais je ne peux plus attendre, il faut que je partage ici ce que j’ai ressenti à la lecture de ce récit. Un récit extrêmement puissant et intense.
4ème de couverture
« Depuis des années, je tourne autour de cet évènement de ma vie. Lire dans un roman le récit d’un avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente. »
Mon avis
Dans ce livre, Annie Ernaux raconte l’avortement qu’elle a vécu avant la loi Veil.
Je n’ai pas aimé cette histoire. Elle m’a révoltée. J’ai détesté presque tous les lieux, tous les personnages rencontrés par la protagoniste.
J’ai haï ce médecin faussement bienveillant et culpabilisant.
J’ai exécré ces hôpitaux froid et blancs, où défilent les donneurs de leçon et les bourreaux.
J’ai détesté Jean T., qui se fait passer pour un allié des femmes et qui en profite pour les dénigrer, les déstabiliser.
J’ai maudis ces rues grises, pluvieuses, vides d’espoir. Ces amis qui n’en sont pas. Cette solitude. Ce temps qui passe, ce tic-tac oppressant qui résonne aux oreilles, qui ne s’arrête jamais mais qui obscurcit l’avenir.
J’ai frissonné en lisant la description de la table, de la bassine, des outils, des rideaux délavés, de la petite salle à manger de la Faiseuse d’Anges.
J’ai ressenti de la colère envers le corps de femme de la protagoniste (un corps dans lequel je me reconnais également).
Ce corps qui trahit, ce corps qui punit, qui procréé à sa guise, sans se demander si c’est le moment, si c’est voulu.
J’ai détesté cette épée Damoclès qui menace, après chaque moment de plaisir.
J’ai en horreur cette morale grégaire, qui étrangle les femmes et les soumet, resserrant son emprise jusqu’à dans leur ventre.
Et plus que tout : j’ai détesté que ça soit plus qu’une histoire. Qu’il ne s’agisse pas d’une fiction. Que les personnages (odieux) du livre aient vraiment foulé les rues ternes de Rouen et Paris. Que cette persécution, cette solitude, soit réelle.
« Le temps a cessé d’être une suite insensible de jours, à remplir de cours, d’exposés, de stations dans les cafés et à la bibliothèque, menant aux examens et aux vacances d’été, à l’avenir. Il est devenu une chose informe qui avançait à l’intérieur de moi et qu’il fallait détruire à tout prix ».
J’ai détesté également que ce texte résonne encore si fort, aujourd’hui dans les années 2020. J’aurai aimé qu’il s’agisse d’un évènement anecdotique. D’un moment de l’histoire. D’une approche barbare d’un autre temps.
Mais l’épée Damoclès est toujours là.
Je pense au fait que le 22 octobre 2020, le tribunal constitutionnel de Pologne s’est prononcé en faveur d’une limitation à l’accès à l’avortement, le rendant presque impossible.
Je pense à la formation du gouvernement Belge en 2020, et à ces hommes riches et instruits discutant du ventre des femmes, faisant de l’avortement l’objet d’un marchandage politique odieux.
Je pense aux débats sur la clause de conscience spécifique à l’IVG.
Je pense aux 70% de gynécologues et sages-femmes qui, en Italie, invoquent cette clause de conscience pour ne pas soigner les femmes.
Je pense aux 28 des 50 états des USA qui ont, encore récemment, mis en place plus de 300 nouvelles règles limitant l’accès l’avortement.
Je pense aux pays dans lesquels l’IVG reste interdite.
Je pense aux 25 millions d’avortements à risque pratiqués dans le monde chaque année.
Je pense à toutes celles qui sont encore contraintes de vivre l’Évènement.
Autant dire que le portrait de cette injustice m’a glacée. Ces quelques pages évoquent tellement d’autres injustices, d’autres évènements. Je ne peux que remercier Annie Ernaux pour son courage. En s’affranchissant de cette épreuve, en la posant sur le papier, elle offre un témoignage d’utilité publique. C’est un véritable travail de mémoire qui nous invite à rester sur nos gardes et à protéger nos acquis, qui restent encore et toujours menacés.
Par ailleurs, Annie Ernaux mêle l’intime et le politique avec subtilité.
Si elle nous livre le récit de son avortement de manière crue, l’intérêt du livre n’est cependant pas de savoir si elle a été traumatisée (ou non), si elle regrette (ou non). L’intérêt du livre est de pointer du doigt toutes les personnes, toutes les structures, contribuant à faire de cet évènement un épisode traumatisant (alors qu’il ne devrait pas fatalement l’être, en fonction de la personne qui le vit).
Je terminerai cette chronique sur cette citation, très puissante, qui s’applique à l’IVG, mais également à d’autres questions de société (et de (il)légalité) :
« (…) Et comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. »
Pour aller plus loin :
- D’où la question de l’IVG elle est pas vite répondue ? (sur la proposition de loi IVG en Belgique).
- Etat des lieux de l’avortement en Europe
- Prévention des avortements à risque (OMS – 2020)
- La clause de conscience comme arme anti-IVG (Centre d’Action Laïque)
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