Propaganda, d’Edward Bernays : la fabrique du consentement
« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays »
Impossible de finir 2020 sans parler de cette lecture un peu indigeste mais édifiante. Je suis tombée par hasard sur ce livre chez Pêle-Mêle, magasin de seconde main à Waterloo. Réédité par les éditions La Découverte / Zones, que j’aime beaucoup, je n’ai pas hésité une seule seconde à le mettre dans mon panier.
4ème de couverture
” LE manuel classique de l’industrie des relations publiques ” selon Noam Chomsky. Véritable petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, ce livre expose cyniquement et sans détour les grands principes de la manipulation mentale de masse ou de ce que Bernays appelait la ” fabrique du consentement “.
Comment imposer une nouvelle marque de lessive ? Comment faire élire un président ? Dans la logique des ” démocraties de marché “, ces questions se confondent.
Bernays assume pleinement ce constat : les choix des masses étant déterminants, ceux qui parviendront à les influencer détiendront réellement le pouvoir. La démocratie moderne implique une nouvelle forme de gouvernement, invisible : la propagande. Loin d’en faire la critique, l’auteur se propose d’en perfectionner et d’en systématiser les techniques, à partir des acquis de la psychanalyse.
Un document édifiant où l’on apprend que la propagande politique au XXe siècle n’est pas née dans les régimes totalitaires, mais au coeur même de la démocratie libérale américaine ».
Le maître de la manipulation
Edward Bernays, publicitaire austro-américain né en 1891 à Vienne, est un grand oublié de la conscience collective. Je ne connaissais d’ailleurs pas son nom avant de voir le livre trôner sur l’étagère de la librairie. Pourtant, il est considéré comme le père de la propagande politique et d’entreprise. Il est aussi identifié comme le créateur des relations publiques et du spin (la manipulation de l’opinion).
Bernays n’est pas le neveu de Freud pour rien : il est l’un des premiers à étudier la communication sous le prisme de la psychologie. Pour cela, il se base sur des idées de Gustave le Bon sur la psychologie des foules, de Wilfred Trotter sur la psychologie sociale et de Freud sur la psychanalyse.
Il y a une certaine ambivalence dans les propos de Bernays : à la fois, il considère que la foule est une masse abrutie, émotionnelle, traversée par des pulsions inconscientes… Et de la même manière : il estime que cette foule accepte, de manière consciente, de se faire manipuler. Cette manipulation, mise en place par des élites, est ce qui assure un système réellement démocratique. Elle donne un cadre à une foule indisciplinée -ce cadre étant toujours préférable à ce que Bernays appelle le chaos ou l’anarchie. Bernays cherche à faire de la propagande un phénomène « neutre » et dénué de toute malice. Le but est de faire des ponts entre les entreprises et les clients, de favoriser les échanges et la communication (et, selon lui, la paix et le progrès).
Cette « idéalisation » de la propagande n’a pas pris une ride, imprégnant encore aujourd’hui les écoles de communication, ainsi que le milieu entrepreneurial et commercial (même si aujourd’hui, on ne parlera plus de propagande mais plutôt de « marketing » ou « lobbying »).
Dans son livre, Bernays donne des exemples concrets pour expliquer comment fonctionne cet outil indispensable (selon lui) qu’est la propagande : un exemple intéressant est celui des femmes et de l’industrie du tabac.
Dans les années 1920, Bernays lance une grande campagne (insidieuse) qui permettra aux femmes de « conquérir » (s’il l’on peut appeler ça une conquête) l’objet qu’est la cigarette. Pour arriver à ses fins, Bernays jouera sur plusieurs plans : il participera, par la publicité, à renforcer le culte de la minceur. Ensuite, accompagné de médecins, il présentera la cigarette comme le secret de la taille fine par excellence. Il exposera également le fait de fumer comme un acte revendicateur, s’appuyant sur les désirs d’émancipation des femmes. C’est en jouant sur plusieurs fronts qu’il parviendra à manipuler l’opinion et à induire un changement de comportement. Sournoisement, l’influence de différents leaders et experts (militants, experts, médecins…) fera pencher la balance (sans que le public ne fasse le lien entre ces différentes influences).
Bernays ne se limitera cependant pas à renforcer l’égalité homme – femme face au cancer du poumon. Il s’investira également dans d’autres nobles causes :
- En 1917, alors qu’il est publiciste, le Président Wilson le chargera de présider le « Comitee on Public Information » en tant qu’attaché de presse. Son rôle sera de promouvoir la politique américaine belliqueuse dans la presse. Il émanera de cette campagne (entre autres) la célèbre affiche « I want YOU for U.S. Army ».
- Bernays jouera un rôle majeur dans la stratégie de dénigrement du gouvernement guatémaltèque dans les années 1950, en s’alliant à la CIA et la United Fruit Company. Les nouvelles réformes agraires du gouvernement affectent en effet les intérêts de la multinationale. Sa campagne sera tellement efficace qu’elle se soldera par un putsch, laissant place à un régime particulièrement instable et antidémocratique
- Bernays fera également du bacon la pièce indispensable du petit déjeuner des américains (si vous voulez mon avis, ça, c’est vraiment une noble cause !). Il parviendra en effet à convaincre les yankees qu’un petit déjeuner « très riche » et « très lourd » est en fait bien meilleur pour la santé, conquérant l’opinion publique grâce à des interventions médiatiques de médecins et d’experts renommés.
Bref : les techniques proposées par Bernays sont astucieuses (je suis moi-même convaincue que des œufs sur le plat sans bacon n’ont pas de raison d’être).
Il n’empêche. Les relations publiques ont beau être présentées comme « inoffensives » par Bernays (la guerre, c’est la paix, dira Orwell en 1949), ses techniques seront bel et bien instrumentalisées par des personnes particulièrement malintentionnées, dans un but bien plus malveillant que celui de vendre un lave-vaisselle ou des cigarettes. C’est le cas par exemple de Joseph Goebbels, dirigeant nazi très puissant qui portera un intérêt particulier au travail de Bernays (qui regretta cette récupération malsaine).
Cette instrumentalisation achèvera d’ailleurs de connoter négativement le terme « propagande » si cher à notre PR specialist.
Et presque 100 ans plus tard…
Ayant terminé mes études en communication il y a maintenant 3 ans, je n’ai pas été très surprise en lisant ce petit manuel. J’étais déjà plus ou moins familiarisée à cette thématique, ces théories ayant été disséquées et utilisées, de près ou de loin, dans le cadre de mon bachelier.
Il n’empêche que le rafraichissement de mémoire était le bienvenu, particulièrement aujourd’hui, en temps de coronavirus.
En cette période, les médias sont omniprésents, et l’adhésion de la population aux messages des gouvernements est présentée comme essentielle. Ce livre fait écho à beaucoup d’évènements que nous avons traversés cette année (le COVID-19, mais également la réémergence du mouvement #BlackLivesMatter, ou les élections présidentielles américaines).
Il est frappant de percevoir que les mécanismes que Bernays décrivait en 1928 prospèrent encore aujourd’hui (dans des proportions bien plus importantes encore, avec l’avènement des réseaux sociaux). On constate toujours une prédominance des leaders d’opinions et des experts, ainsi qu’une démultiplication des intermédiaires (rendant difficilement identifiables les acteurs politiques, sociaux et économiques possiblement responsables).
Si il y a une chose que j’ai questionné sévèrement pendant cette crise (et que je questionne toujours), c’est la manière dont nos élus s’adressent aux citoyens (on entendra d’ailleurs plus souvent le terme « population » plutôt que celui de « citoyens »). J’entends bien qu’en cette période d’incertitudes et d’angoisse, chacun fait de son mieux (enfin, j’ose l’espérer). Cependant, depuis le début de cette madness, il y a eu, selon moi, d’énormes fautes de communication de la part du gouvernement (et des médias).
À l’heure où la solidarité et l’adhésion aux règles est primordiale, je m’interroge en entendant Sophie Wilmès autoriser les citoyens à reprendre le golf et le kayak après 3 mois pénibles de confinement (à qui s’adresse-t-elle ?).
Je suis sceptique face aux déclarations notre nouvelle Ministre de la Défense, Ludivine Debonder, qui propose aimablement d’utiliser des « drônes thermiques » pour contrôler les « bulles familiales » pendant les fêtes de fin d’année.
Je soupire en lisant la nouvelle sortie de Frank Vandenbroucke, ministre de la santé, annonçant à 15h le 24 décembre que « les enfants de moins de 12 ans comptent finalement comme des invités ».
Je grince des dents face à ces mesures qui changent d’un jour à l’autre, favorisant certains secteurs plus lucratifs que d’autres, annoncées sans bienveillance, du haut d’une tour d’ivoire.
Entendez moi bien : je ne suis pas une adepte des théories du complot, et je ne prête aucune intention maléfique à nos dirigeants.
Mais permettez-moi de me demander : à qui s’adresse le gouvernement ? À l’heure où l’opinion publique est plus éclatée et moins nuancée que jamais, qu’attendent-ils pour « fabriquer le consentement » si nécessaire à la reprise de la vie en société ? Si l’on peut faire des liens entre la communication médiatique / politique actuelle et la propagande telle que prônée par Bernays, j’en viens cependant à me demander si l’objectif actuel est bien d’utiliser ces méthodes pour « remplir une mission sociale au sens large du terme » (selon les mots du neveu de Freud). S’agit-il vraiment de rétablir la paix ?
Cette cacophonie n’est sûrement pas volontaire, et ces manquements communicationnels sont certainement de simples maladresses. La rhétorique est certes un art compliqué. Il n’empêche que les résultats sont mitigés et que la population est plus divisée que jamais : la perte de confiance en les autorités est réelle, et les conséquences de cette perte de confiance sur la lutte contre la pandémie (et la future campagne de vaccination) le sont tout autant.
Même s’il est certain que Bernays n’avait probablement pas imaginé l’ampleur des médias sociaux et la profusion astronomique d’informations auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, de nombreux éléments de ce livre restent extrêmement pertinents. C’est un outil efficace. Vous n’apprendrez peut-être rien en le lisant : cependant, il mettra en lumière des mécanismes qui structurent notre vie quotidienne et notre manière de voir le monde.
Pour aller plus loin
Carte blanche : ” Pour une communication plus empathique pour le COVID19″ – Le Soir
Coronavirus et communication politique dans le monde : entre propagande et décalage, Patrick Martin-Genier