Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé. Deux sœurs, Nell, 17 ans, et Eva, 18 ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles se retrouvent seules, bien décidées à survivre. Face à l’inconnu et à l’incertitude, elles devront apprendre à grandir autrement, à se battre et à se faire accepter par la forêt qui les entoure.
Un livre qui fait écho
Avant tout, quelques précautions :
- Je m’apprête à commenter quelques passages du livre. Il s’agit d’extraits qui, selon moi, ne devraient rien vous apprendre de plus sur l’histoire que la 4ème de couverture. Mais si vous voulez lire ce livre sans a priori, revenez sur cet article après votre lecture (et partagez votre avis ! 🙂
- Également, si vous êtes « corona-anxieux » et que la crise que nous vivons actuellement vous plonge dans un état d’angoisse insupportable, il est probablement plus sage de postposer cette lecture.
Dans la forêt est le premier roman de l’autrice américaine Jean Hegland. Il a été publié aux USA en 1996 et il a fallu attendre 20 ans pour une publication en langue française -malgré son succès.
J’ai commencé ce livre un peu avant le début du confinement. J’ai lu les premiers chapitres dans le métro, coincée entre des gens qui toussaient, qui avaient les yeux rivés sur leurs téléphones, qui avaient des cernes et des traits tirés par la routine. J’étais un peu effrayée, ayant l’impression de lire une fiction apocalyptique, qui ressemblait pourtant dangereusement à l’actualité.
Les premières pages du livre expliquent brièvement comment la société est passée du tout au rien. L’effondrement prend place insidieusement. Ça commence par quelques coupures d’électricité. Des combats « à l’autre bout du monde ». Des inondations. Des fissures de centrales nucléaires. Des trous dans la couche d’ozone. Des pesticides. Un taux de chômage très élevé. Des systèmes d’aides sociales surchargés….
« Mais ces choses-là existaient depuis si longtemps qu’elles paraissaient presque normales (…)»
Un jour, le père de Nell rentre du travail. Il n’y retournera pas. « J’ai comme l’impression que les vacances d’été commencent plus tôt cette année », dit-il, « à cause de cette fichue infection, il manque la moitié du personnel et il semble qu’on ne trouve pas d’antibiotique pour le soigner. (…) L’administration a l’air de penser que tout le monde fera des économies si l’école s’arrête un mois plus tôt ».
Et puis c’est l’escalade, une escalade qui ressemble un peu aux scènes que nous avons eu l’occasion d’observer ces dernières semaines : les cohues dans les rayons de farine et de PQ, la crainte de la pénurie, la désinvolture qui se transforme en panique soudaine.
Bien entendu, Dans la forêt nous dépeint le point culminant de la catastrophe, l’effondrement avec un grand E. Nous n’en sommes pas là ; la comparaison entre la situation que vit Nell et celle que nous vivons peut sembler excessive.
Mais la manière dont Jean Hegland détaille le changement graduel résonne aujourd’hui comme un avertissement. En prenant la plume en 1996 (il y a plus de 20 ans !), elle décrit un grouillement, un sentiment (presque collectif) d’espoir se mêlant à l’angoisse. Ce grouillement, j’en ressens les chatouillis aujourd’hui, dans mon canapé, en train d’écrire pendant le confinement.
A la page 29, Nell parle de cette sensation de vide un peu excitante, ressentie lors des prémices de l’effondrement : « En même temps que l’inquiétude et la confusion est apparu un sentiment d’énergie, de libération. Les anciennes règles avaient été temporairement suspendues, et c’était excitant d’imaginer les changements qui naîtraient inévitablement de ce bouleversement, de réfléchir à tout ce qu’on aurait appris -et corrigé- quand les choses repartiraient. Alors même que la vie de tout le monde devenait plus instable, la plupart des gens semblaient portés par un nouvel optimisme, partager la sensation que nous étions en train de connaître le pire et que bientôt -quand les choses seraient arrangées- les problèmes à l’origine de cette pagaille seraient éliminés du système, et l’Amérique et l’avenir se trouveraient en bien meilleure forme qu’ils ne l’avaient jamais été ».
La fin du monde… ou la fin d’un monde ?
Mais, dans le livre de Jean Hegland, les choses ne sont pas reparties. Les failles du systèmes n’ont pas été éliminées comme par magie (elles ne le seront probablement pas non plus dans la vie réelle). C’est plutôt le système qui a été éliminé. L’effondrement est bien là. Il y aura bien un monde d’après, mais pas celui qu’on imagine.
Les deux sœurs doivent s’organiser : elles comptent leurs réserves, réutilisent leurs sachets de thé, vivent à la lueur des bougies. Elles font pousser des graines, apprennent à se défendre et à se soigner. Cette existence modeste est ponctuée de moments d’angoisse, de peur, mais aussi de joie (d’être ensemble). Le retour à l’essentiel est une déchirure -un peu comme un accouchement. C’est beau et lancinant à la fois.
Quand leurs réserves s’épuisent, elles se voient confrontées à la nature et à la forêt, dont elles vont devoir tirer des ressources pour survivre. On assiste à une acclimatation lente et difficile. Les filles rencontrent de nombreux obstacles. Elles essuient des drames, des traumatismes (certaines scènes du livre sont difficiles à lire, décrivant la mort ou le viol).
« Avant j’étais Nell, et la forêt n’était qu’arbres et fleurs et buissons. Maintenant, la forêt se sont des toyons, des manzanitas, des arbres à suif, des érables à grandes feuilles, des baies, des groseilles à maquereau, des groseilliers en fleurs, des rhododendrons, des asarets, des roses à fruits nus, des chardons rouges,
et je suis juste un humain, une autre créature au milieu d’elle. »
L’écriture est sobre, les personnages réalistes, leur relation fusionnelle. On entre facilement dans le récit et l’autrice nous amène à constater la fragilité de notre mode de vie actuel. En lisant entre les lignes, nous faisons face à notre mortalité et à notre instabilité (que nous avons peut-être tendance à souvent refouler). Sans jamais dénoncer frontalement le consumérisme et la société capitaliste, l’autrice dessine le portrait subtile d’une humanité déracinée et dépendante. Elle conte aussi la résilience, l’adaptation, l’ingéniosité. Pour être acceptées par la forêt et pour survivre, Nell et Eva renouent avec leur animalité. En même temps, elles deviennent plus humaines qu’elles ne l’ont jamais été.
De l’espoir
Ce roman m’a glacé le sang. À plusieurs reprises, j’ai dû interrompre ma lecture, faire une pause de quelque jours, et la reprendre. Après avoir dépassé la description de l’effondrement, mon anxiété s’est calmée, et j’ai eu l’impression, moi aussi, de m’enfoncer dans la forêt, presque sereinement. Dans la forêt est une fable écologique (mais pas moralisatrice), l’histoire de la fin d’un monde. Si la fin de ce monde est source de terribles souffrances, elle est aussi source d’un retour à la terre et à la vie. Et alors, depuis le confinement, en mai 2020, j’espère. J’espère que notre optimisme ne sera pas vain. J’aimerais croire que si cette prophétie catastrophiste se réalise un jour (je prie pour qu’il soit lointain), on aura eu le temps de repenser notre humanité et de renouer avec l’essentiel. Peut-être pouvons-nous commencer maintenant.