“Seules la passion et la joie peuvent être honnêtes. Rien de ce qu’on m’a forcée à faire n’a jamais apporté de joie. Ni à moi, ni à ceux qui m’entourent.”
Tove Jansson
4ème de couverture :
Guerrière apache ou sirène hollywodienne, gardienne de phare ou créatrice de trolls, gynécologue ou impératrice, les Culottées ont fait voler en éclat les préjugés. Des portraits de femmes qui ont inventé leur destin.
Mon avis
En ce mois de décembre, j’ai enfin mis la main sur une œuvre dont j’avais longuement entendu parler, sans jamais y être confrontée directement : le premier tome des Culottées, de Pénélope Bagieu, qui est presque devenu un classique du féminisme ces dernières années.
Je connaissais surtout cette autrice grâce à sa BD Joséphine, que ma grande sœur m’avait offerte quand j’étais ado. Pénélope Bagieu avait déjà de l’humour il y a dix ans. Je trouvais Joséphine très drôle (et pas seulement parce qu’elle porte le même nom que moi, et qu’elle a, comme moi, tendance à grossir des fesses en premier).
Aujourd’hui, les héroïnes de Bagieu se définissent par autre choses que leurs petits périples du quotidien (grosses fesses, pointes sèches, racines grasses, dates Tinder ratés, séances de shopping compulsives…). Elles revendiquent justement le droit d’être grosses, d’avoir un gros nez, une barbe, d’être paresseuses, fleur bleues, amoureuses, ambitieuses, et toujours géniales.
Il a fallu que j’attende fin 2020 pour me plonger dans les planches des Culottées. Et verdict : je n’ai qu’un seul regret, ne pas m’y être attelée plus tôt.
Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas immergée dans une lecture aussi rafraichissante et inspirante. Cela va peut-être vous paraître bizarre, mais certains récits présentés par Pénélope m’ont presque émue aux larmes. J’ai refermé le premier tome, et puis le 2ème (loué à la bibliothèque), avec le cœur gros comme un ballon de baudruche. Plein de colère. Plein d’espoir. Plein de hargne et d’envie d’avancer. Toutes ces histoires ont fait écho en moi, écho aux femmes qui m’entourent directement : celles qui n’ont pas eu le temps, à qui on n’a pas donné le temps, celles qui ont pris en charge leurs enfants avant le reste, celles qui ont été et qui sont encore si intelligentes, si résilientes, si fortes, si volontaires. Celles qui ont soulevé des montagnes, qui auraient pu en soulever ou qui en en soulèveront. On parle si peu d’elles. Elles méritent mieux.
Les portraits écrits et dessinés par Pénélope Bagieu sont d’une tendresse incroyable. Chaque histoire est à la fois drôle, révoltante et piquante. Le ton est malicieux. Je pense que si j’ai été aussi émue, c’est grâce au trait délicat (parfois un peu brouillon) de Bagieu. Mais aussi parce que je n’ai pas l’habitude de lire des histoires de femmes. À l’école, à l’université, à la télévision… Les contributions des femmes, quel que soit le domaine, sont souvent invisibilisées.
Or, les représentations et les modèles auxquels nous sommes confronté.e.s (enfants comme adultes) ont un impact sur la manière dont l’on se perçoit, sur la manière dont on imagine l’avenir (avec plus ou moins d’ambition). Si ces « Culottées » avaient été plus médiatisées, plus valorisées, plus reconnues, plus représentées dans des films, des séries, des livres, des programmes scolaires… la moitié de l’humanité se serait peut-être projetée dans l’avenir avec encore plus de hargne. Plus de montagnes auraient pu être déplacées.
Le plus souvent dans l’histoire, anonyme était une femme
Cette phrase a été écrite par Virginia Woolf, écrivaine anglaise qu’on ne présente plus (cette citation est d’ailleurs utilisée dans le jingle d’introduction du merveilleux podcast « Un podcast à soi », produit par Arte Radio -je vous invite à l’écouter).
Le travail de Pénélope Bagieu fait référence à cette citation. Il s’agit sans conteste un travail militant d’envergure. Il participe à désanonymiser les créatrices, inventrices, politiciennes, chercheuses, qui ont mis leurs compétences et leur intelligence au profit de l’humanité.
Au fil du temps, historiennes et sociologues ont tenté d’identifier les mécanismes participant à l’invisibilisation des femmes dans l’histoire. Dans les années 80, l’historienne des sciences Margaret Rossiter théorise « l’effet Matilda ». Elle reprend la théorie du sociologue Robert King Merton, qui avait étudié, dans les années 1960, la manière dont certains personnages étaient tout simplement effacés des registres de l’Histoire et remplacés par d’autres. Il appelait cela l’effet « Matthieu » (faisant référence à une phrase de l’Evangile selon Matthieu : « Car on donnera a celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a »).
Rossiter observe que ce phénomène est décuplé quand il s’agit des femmes. Elle constate que les femmes scientifiques profitent moins des retombées de leur travail que les hommes (qui s’approprient souvent leurs travaux). Leurs contributions scientifiques sont généralement reconnues des années après leurs découvertes (c’est le cas de plusieurs Culottées présentées par Pénélope Bagieu !). Les médias les mettent peu en valeur, et souvent, les noms de leurs collaborateurs masculins ressortiront plus que les leurs.
En mai 2019, la journaliste Vanessa Van Badham publie un article dans The Guardian, popularisant le terme « Mentrification ». Ce terme fait référence au concept de « gentrification », qui désigne l’embourgeoisement des quartiers populaires et la mise à ban des populations locales plus défavorisées.
Van Badham fait remarquer que ce même type de processus existe dans l’histoire : les femmes sont également invisibilisées et « bannies » par les hommes du monde de la recherche, malgré leurs contributions importantes (mais très peu valorisées et reconnues). Elle prend l’exemple de l’informatique, un domaine auparavant dominé par des femmes, qui ont d’ailleurs largement participé à son développement… et qui est aujourd’hui considéré majoritairement comme un secteur masculin (plus de 80% des étudiants dans les filières informatiques seraient aujourd’hui des hommes).
Hedy Lamarr, que Pénélope Bagieu présente dans la deuxième tome des Culottées, est un exemple édifiant : cette actrice Holywoodienne des années 1930 a inventé la technique du saut de fréquence, utilisée dans le GPS et le wifi. Son invention sera instrumentalisée par l’armée américaine, et son génie ne sera reconnu que des dizaines d’années plus tard. On se souviendra d’elle surtout pour sa beauté et sa sexualité sulfureuse, plutôt que pour son ingéniosité.
Réhabiliter en douceur
Les Culottées rend à César ce qui appartient à César (ou plutôt, à Cléopâtre ce qui appartient à Cléopâtre). Le gros avantage de cette œuvre est qu’elle est particulièrement accessible : elle amusera et inspirera même vos ami.e.s sceptiques et effrayé.e.s par le féminisme.
Seuls petits bémols : le style un peu brouillon qui peut fatiguer les yeux, et les références qui demandent d’être déjà un peu familiarisé aux questions politiques et d’émancipation. Je dirais que cette BD s’adresse surtout à un public adulte.
Pour aller plus loin
La Mentrification : quand les femmes font tout le boulot et qu’on ne se souvient que des hommes, Marie-Jeanne Delepaul sur France Inter
Il paraît que les femmes ont une histoire (mais pas depuis longtemps), Chloé Leprince sur France Culture
Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique, Isabelle Collet
L’effet Matlida, ou les découvertes oubliées des femmes scientifiques, Pierre Ropert sur France Culture
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