Pour ne pas oublier qui nous sommes et ce qui fait de nous des êtres vivants et aimants
29 avril 2020. Plus moyen de déroger à la règle, le port du masque sur mon lieu de travail est nécessaire et inévitable. Je ne souhaite pas ne pas le porter, je veux protéger les autres et me protéger moi-même. Pourtant lorsque j’attache les lanières en tissu autour de ma tête et que j’ajuste le masque sur ma bouche et mon nez, j’ai peur. Me voilà coupée du monde, coupée du corps de l’autre. Je masque les trois quarts de mon visage et avec, une partie de moi, de ma personnalité. Je réduis ma capacité à communiquer par mes expressions faciales. Seuls mes yeux peuvent encore parler.
Les autres aussi me semblent plus difficiles à cerner. Nous ne nous percevons plus de la même manière. Nous ne nous connectons plus de la même manière. Chacun retranché derrière un simple bout de tissu, seuls les yeux peuvent encore nous connecter.
Parce que se toucher non plus on ne peut plus. Fini les poignées de mains et les accolades. Disparue la bise sur la joue. Fini la main réconfortante sur l’épaule. Notre regard devient notre seule arme.
Pourtant je ne veux pas que ma filleule oublie son envie de se jeter dans mes bras quand elle me voit arriver au loin parce qu’elle a dû s’empêcher de le faire pendant plusieurs mois. Je ne veux pas oublier de faire la bise à mes amis et à mes proches quand je les vois. Je ne veux pas négliger de prendre la main de l’autre pour le réconforter. Surtout, je ne veux pas oublier de prendre quelqu’un dans mes bras pour l’empêcher de pleurer.
Je ne suis pas quelqu’un de tactile. Pourtant le corps de l’autre, dans toute sa dimension réconfortante, sécurisante et aimante, me manque. Je manque de connexion à l’autre et de connexion au monde.
N’oubliez pas la sensation d’une main sur votre joue, d’une petite main qui se referme sur la vôtre ou des bras qui se referment sur votre dos. Rappelez-vous d’une épaule qui frôle la vôtre, de la main qui glisse sur votre bras, du doigt qui éclipse le cil sur votre joue.
Souvenons-nous de la joie de prendre le corps de l’autre dans les bras. Du bonheur de voir l’autre sourire. Accrochons-nous à ces sensations et empêchons notre corps d’oublier son besoin de toucher et de se connecter.
En attendant, il nous reste la force de notre regard, pour voir l’autre et se laisser voir.
Notre corps se souviendra
Ne nous voilons toutefois pas la face. En effet, l’interdiction de toucher l’autre et la nécessaire distanciation des autres corps, perçus comme une menace, laisseront leur empreinte. Notre corps est intelligent, sensible, il se souviendra.
Les experts sont nombreux ces derniers temps à démontrer les conséquences néfastes que l’isolation, l’incertitude et l’impuissance pourront engendrer sur notre santé mentale. De fait, des chercheurs ont récemment identifié, dans une méta-étude publiée dans The Lancet, des symptômes du stress post-traumatiques appelés à durer. Le stress-post traumatique est complexe et s’il est recensé comme un trouble mental il touche avant tout notre corps. L’isolation des corps les uns des autres, pour nous, êtres humains fondamentalement tactiles, pourrait être considérée à un certain niveau comme un traumatisme. Le mot peut sembler extrême. Il l’est peut-être. Néanmoins, il nous aide surtout à comprendre pourquoi notre corps ne pourra pas oublier d’avoir été privé d’un de ces besoins primaires. Il n’oubliera pas avoir appris à se méfier et à voir les doigts, les mains, les bouches, les lèvres, la respiration de l’autre comme des ennemis, comme un danger.
« La vague virale passée, sous peine de nous désolidariser, nous devrons désapprendre à nous méfier de la peau d’autrui. » – Jacques Tassin
Mais, l’espoir persiste. Justement parce que la complexité de notre corps, de notre fonctionnement et de nos mécanismes d’apprentissage est merveilleuse, nous pourrons réapprendre à toucher l’autre. Nous pourrons réembrasser notre besoin irréfrénable de sentir quelqu’un dans nos bras.
C’est pour rendre ce réapprentissage plus facile et pour ne pas succomber à la perte du corps de l’autre qu’il est indispensable de ne pas oublier toutes ces sensations tactiles, comme la chaleur d’une étreinte, qui nous permettent une connexion réelle et vraie à l’autre. D’ailleurs, V (anciennement Eve Ensler) dit sur le rôle de l’étreinte : « L’étreinte est une façon de se sentir présent, ici à un instant donné. C’est notre façon de ressentir l’existence, le sens, la valeur et la substance de chacun. C’est notre manière de transmettre notre amour, empathie et nos soins. »
Nos corps et les contacts entre eux nous sont indispensables. Pour transmettre, pour vivre, pour comprendre, pour se sentir exister, pour aimer, pour voir. Ils sont le cœur de nos désirs. Ils sont incontrôlables. Nous sommes indomptables.
« J’ai peur que ce soit ce dont les technocrates, les intelligences artificielles et les fascistes rêvent – un futur sans contact. Le corps a toujours été cette humble chose humaine qui gêne – désir désordonné et rage et passion et sexe. » – V
Pour aller plus loin
Articles :
Comment le coronavirus bouleverse notre rapport au corps, de Daphnée Leportois
En confinement, le crépuscule du toucher, de Jacques Tassin
Touch saved me from loneliness. What will become without it?, de V
Le confinement sera un traumatisme durable pour nos esprits, de Olivia Goldhill
Jeanne – avril 2020
6 Comments
belle écriture…juste et sensible. j’aime beaucoup. Merci Jeanne.
Merci beaucoup Marie !
Beaucoup de ces questionnements me sont passés par la tête et ça fait un bien fou de les voir si bien écrits. Merci 🙏🏼 (Pour les références aussi!)
Chouette ! Je suis contente ! Merci Marie <3
Merci pour ce très bel article, très bien écrit, qui met des mots sur ce que j’éprouve.
[…] L’article de Jeanne : « Le port du masque et la perte du corps de l’autre » […]