“La liberté des autres, étend la mienne à l’infini”
M. Bakounine
Pandémie de COVID-19. Jour 10 769 (ou ressenti comme tel).
Ma tête explose. Je fais une overdose d’infos, toutes contradictoires. J’ai un peu peur aussi. Sur les réseaux sociaux, mais aussi autour de moi, dans la vraie vie (le peu qu’il en reste), les voix se déchirent. Le sol se fissure sous nos pieds. Les gens ne parlent plus, ils aboient, ils s’accusent, ils se méprisent. Il faut dire noir, ou blanc. Surtout pas gris.
Il est vrai que moi-même, j’ai cette manie agaçante d’avoir mon petit avis sur (presque) tout. Pourtant, je crains, aujourd’hui, de le formuler : ce que je vais dire sera peut-être perçu comme trop tiède, trop consensuel, trop extrême, trop accusateur… De toute manière, mon petit avis ne sera qu’un petit couinement de plus, se mêlant au vacarme ambiant.
Alors que nous avons plus que jamais besoin de dialogue et de liens, le débat public n’est plus qu’un long cri de douleur et de colère.
Des cris dans le vide
En février 2021, nous marchons tous sur des œufs (certain.e.s plus que d’autres). L’incertitude nous rend quelque peu acariâtre. Nous avons peur, pour l’avenir. Après un an de crise, le temps de la raison est révolu, laissant place à une exaspération générale.
Notre indignation (peu importe vers qui ou quoi elle se dirige) est légitime.
Par ailleurs, il est naturel, dans le contexte actuel, de vouloir trouver des points d’accroche. Il est normal de se sentir perdu et indigné, et de chercher à rationnaliser notre colère. Il est même sain d’analyser et de questionner les discours politiques et les informations, officielles ou non, qui nous parviennent pendant cette crise. Que les gens parlent, interrogent, critiquent, analysent, se positionnent, face aux mesures qu’on leur impose, est, dans une certaine mesure, rassurant. Cela signifie que nous avons encore une prise sur le monde. Que nous avons encore l’envie de penser la société, de la façonner, de la (re)construire, ensemble. Nous ne sommes pas une masse molle et informe hochant la tête en rythme. Nous avons des voix, et elles se font entendre.
Il n’empêche que nos voix sont dispersées. Elles forment une cacophonie, qui a le mérite d’exister, certes, mais qui n’est plus qu’un brouhaha informe et incompréhensible. Nous crions, mais nous ne nous entendons plus.
Je redoute que cette (saine) colère soit instrumentalisée (elle l’est déjà). Que cette colère finisse par se transformer en peur de l’autre. J’appréhende qu’à force de mépriser et de crier sur nos semblables, nous devenions tous sourds et aveugles. Je crains que nous n’entendions plus les portes se fermer, que nous ne voyons plus les forêts brûler, et qu’une bête finisse par surgir, comme l’a chanté Pierre Perret.
Pourquoi avons-nous cessé de nous entendre ?
J’ai dans mon entourage proche des personnes de tous les âges : des enfants, des ados, des étudiants, des adultes, des vieux. Des personnes plus ou moins familières aux réseaux sociaux, plus ou moins attachées aux médias mainstream, plus ou moins réceptives à certains messages, plus ou moins impactées par l’interminable crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui.
Aujourd’hui, une bonne partie de l’information et du débat public passe par les réseaux sociaux. Or, l’utilisation que l’on fera de ces réseaux sociaux diffèrera en fonction de de notre âge, de notre classe sociale, de notre environnement socio-professionnel.
Alors que nous avons aujourd’hui toutes les ressources pour nous informer et nous exprimer, il est de plus en plus difficile de dissocier le vrai du faux, et d’argumenter de manière nuancée et raisonnée.
Les réseaux sociaux sont des outils extrêmement riches, cependant, ils ne nous disent que ce que nous voulons entendre. Face à la prolifération d’informations, les médias sociaux personnalisent nos fils d’actualité, enfermant chaque utilisateur dans une sorte de bulle informationnelle, dont les contenus et les opinions présentées ne font que conforter ses croyances existantes. Cette prolifération d’informations a également comme conséquence de créer des biais cognitifs nous empêchant de traiter les informations que nous voyons rationnellement : il faut tout connaître, tout trier, le plus vite possible.
Notons également que sur internet, les discours extrêmes attirent l’attention des utilisateurs, mais également des algorithmes, qui vont favoriser des positions clivantes (celles qui provoquent le plus de réactions).
Il ne s’agit pas d’accuser les réseaux sociaux de tous les maux (car je suis persuadée que les réseaux sociaux ont de nombreux avantages et peuvent être outils de lutte et de mobilisation), mais de prendre conscience de ces biais « d’exposition sélective » qui nous donnent une impression confortable de suivre l’actualité, sans pour autant nous encourager à pousser plus loin nos recherches et nos réflexions.
Quand notre monde devient tout petit
Dans cette situation de crise où la majorité de nos contacts sociaux et de nos confrontations au monde se font par écrans interposés, nous sommes plus que jamais « victimes » de ces biais. Nous devons aujourd’hui nous contenter de lieux de rencontre presque exclusivement virtuels (ou si pas virtuels, distanciés et masqués). Également, notre vie culturelle n’est plus qu’intime, purement individuelle. Nos « programmes » (de lecture, de séries, de films, de podcasts…), tout comme les algorithmes qui composent notre vie virtuelle, sont créés par nous et pour nous.
Dès lors, dans ce contexte, il faut régulièrement se secouer, sortir de cet « entre-soi » confortable : oui, les gens existent encore en chair et en os, oui, les gens ont, comme nous, des pensées, des émotions, un vécu, des croyances. Oui, nous cohabitons toujours ensemble, sur terre, même si seuls les yeux, la peur et les pixels restent perceptibles.
Moi-même, il m’est arrivé, pendant ce deuxième confinement, de me sentir engloutie par mes propres croyances, mes propres certitudes. Je suis bien entourée : de livres, de mon copain, de mes ami.e.s les plus proches, de ma famille, dans un appartement douillet décoré de plantes et de tableaux. Les amitiés durables qui existaient avant la pandémie ont persisté, et la distance, les masques, les mesures, ne les altèrent pas. Je suis privilégiée, je le sais. D’être entourée de gens qui m’aiment et me ressemblent. De pouvoir m’acheter des livres, qui me ressemblent aussi, en quelque sorte. Mais voilà ce qui me manque : tout ce qui ne me ressemble pas.
Je n’ai plus de débats animés mais bienveillants avec mes collègues, autour de la machine à café à midi. Je ne vais plus voir des films qui m’intéressent moyennement avec mon copain ou des ami.e.s, pour leur faire plaisir. Je ne me retrouve plus dans des bars avec des connaissances, avec des ami.e.s d’ami.e.s, dont je découvre la personnalité et l’histoire, petit à petit. Je ne me fais plus marcher sur les pieds par une foule en délire pendant des concerts. Je ne souris plus et ne papote plus avec des inconnus dans l’espace public, par politesse ou par curiosité. Je ne suis plus tellement confrontée, dans la vie réelle, au quotidien des gens. Je ne suis par ailleurs plus tellement confrontée à des personnes qui ne me ressemblent pas.
Je n’ai pourtant jamais été douée pour les small talk, mais je dois pourtant avouer que ces contacts polis, intéressés (ou non), conviviaux (ou non), me manquent. Je les découvre essentiels. Ils donnent l’impression d’appartenir au monde, de faire partie de quelque chose de plus global. Ils rendent notre existence palpable. Ils confrontent notre existence à celle des autres.
Juger avant de comprendre
Nos monde ont rétréci. Notre patience aussi. En ces temps de pandémie, le monde est devenu un grand tribunal à ciel ouvert : tout le monde juge tout le monde, tout le temps. (En écrivant ça, j’ai la réplique de Dikkenek dans la tête. Au secours.)
Le mépris est omniprésent, et quand il n’est pas diffus, il s’exprime à grand cris de noms d’oiseaux (mouton, complotiste, gauchiste, assassin, covidiot…). Aujourd’hui, nous dégainons notre index plus vite que notre ombre pour pointer du doigt nos voisins (certains se serviront même dudit index pour composer le 101 et les dénoncer).
Ces jeunes demeurés qui font une fête dans leur kot. Ce collègue crédule qui partage un documentaire sur la crise, financé par un crowdfunding. Ce journaliste corrompu qui parle du COVID. Ce journaliste incompétent qui ne parle PAS du COVID. Cette grand-mère qui pèse ses courgettes le masque sous le nez. Cette petite fille inconsciente qui rend visite à son papy dans son home. Cette mère de famille bourgeoise qui est partie au ski. Ces inconscients qui mangent des sandwichs ensemble après un enterrement. Cette esthéticienne qui continue à exercer en noir chez ses clientes. Ces collègues je m’enfoutistes qui se font la bise… et les autres, tous les autres, toujours plus bêtes, toujours plus coupables, toujours plus vendus, toujours plus irresponsables.
Alors avant tout, entendons-nous bien :
- Loin de moi l’idée d’absoudre le monde de tous ses pêchés. Je ne suis pas une personne particulièrement philanthrope. Je pense même que l’Humain (tel qu’il existe dans la société ultra-capitaliste néolibérale dans laquelle nous vivons aujourd’hui), est un être profondément nuisible. Je pense que beaucoup d’Humains ont un instinct égoïste, individualiste, calculateur. Certains humains sont parfois méchants, idiots, imbus d’eux-mêmes, assoiffés de pouvoir et/ou d’argent. Bref, dans la théorie, je veux aimer les gens… et dans la pratique, je dois l’admettre : je ne les aime pas beaucoup. Il n’est donc pas question ici de les défendre à tout prix.
- Je ne dénonce pas non plus ici une prétendue cancel culture. Je ne suis pas en train de dire que « l’on ne peut plus rien dire », ou que « l’on ne peut plus rien faire », sous peine d’être cloué au pilori. Au contraire : je suis pour la critique. Je suis pour que nos actes et nos paroles soient confronté.e.s à des réactions, à des opinions, à des questionnements. Je pense que chacun doit s’auto-responsabiliser, et assumer les conséquences de ses actions, en particulier quand elles sont publiques. Certaines personnes (publiques ou non) ont eu des comportements (ou des paroles) contestables pendant cette crise. Ces comportements peuvent (doivent) évidemment être discutés.
CEPENDANT : cette manie de scruter le comportement de nos semblables, de juger sévèrement ceux qui expriment des doutes (ou ceux qui n’en expriment pas), cette façon de pointer du doigt des héros et des super-vilains, repose sur une idéologie ultra-libérale et ultra-individualiste… Cette même idéologie qui nous a menés à cette situation catastrophique !
En mars 2020, j’étais moi-même très agacée de constater que les gens faisaient des pique-niques dans les parcs, alors que nos soins intensifs étaient submergés par la première vague. Aujourd’hui encore, je grince des dents quand j’entends parler de lockdown parties rassemblant 50 fêtards, alors que 90% de la population belge a réduit ostensiblement ses contacts. Je grimace également quand le type à côté de moi dans le métro enlève son masque pour parler au téléphone. Les gens m’agacent, et moi aussi, j’ai envie de les juger sévèrement, et de les accuser de tous les malheurs du monde (parce que moi aussi, cette situation commence à me rendre acariâtre).
Mais cette rancœur est-elle vraiment constructive ? N’alimente-t-elle pas une doctrine délétère, sur laquelle repose d’ailleurs la communication politique de crise, selon laquelle chaque individu est le seul responsable du salut ou du déclin du monde ?
Mettre toute la responsabilité sur l’individu, sur ses comportements, tel est le mantra du gouvernement. « Si vous respectez les règles, vous pourrez aller chez le coiffeur ». « Si vous ne respectez pas les règles, nous allons devoir reconfiner ». Ce sont les mots de notre illustre Premier.
Bien entendu, il est indéniable que nous sommes tous des citoyens, et en conséquence nous avons tous un rôle à jouer dans cette crise. Il est certain qu’il ne convient de déresponsabiliser personne. Personne… à part le système, qui lui, ne semble pas faire l’objet d’un contrôle aussi pointu ou d’une répression aussi sévère que les comportements dits « déviants » de la population. Mais il est probablement plus facile, moins épineux, de pointer du doigt l’étudiant fêtard ou le boomer complotiste, que de repenser en profondeur nos modes de production et d’organisation collective.
Dans son article édifiant publié dans L’Obs en avril 2020, « Le monde du Coronavirus est-il vraiment un monde de héros et vilains ? », Camille Ferey écrit : « les sciences sociales nous apprennent que la société n’est pas le résultat d’une somme de comportements individuels, et que, partant, ce ne sont pas ces comportements qui conditionnent la transformation du monde. (…) Pour en finir avec cette faille, et construire le monde d’après, il nous faut accepter de blesser nos egos d’hommes libres, accepter que, tout comme une maison n’est pas, ou pas seulement, un tas de pierre, une société n’est pas une somme de conduites individuelles, et qu’à ce titre ce n’est pas chacun de nous qui sauvera le monde par ses petits gestes, mais nous tous, ce qui est tout autre chose. »
Elle écrit également : « La responsabilisation des individus constitue une des caractéristiques essentielles du néolibéralisme : elle permet de ne pas légiférer, de ne pas contraindre les détenteurs du pouvoir économique à œuvrer au service de l’intérêt général ».
En bref, pendant que nous nous scandalisons des comportements (parfois imbéciles) de nos voisins, collègues, amis, qui mettent en péril nos chances de retourner chez le coiffeur ou en vacances au ski, nous ne pensons pas. Nous ne réfléchissons pas à la société dans laquelle nous voulons revivre. Nous n’analysons pas ce qui nous a conduit dans ce traquenard. Nous éludons le passé et esquivons l’avenir. Nous nous focalisons sur des petits cailloux, plutôt de prendre à bras le corps la montagne. Nous manquons cruellement d’ambition.
Mais pourquoi manquons-nous d’ambition ?
Dans sa BD « Grandeur et décadence », Liv Strömquist se penche sur les raisons de cet immobilisme (un immobilisme perceptible bien avant la crise !). Elle analyse cette tendance de manière globale, en prenant l’exemple des politiques et militants de gauche.
Selon Liv Strömquist, les forces progressistes d’aujourd’hui sont perçues comme bien-pensantes, moralisatrices et pleurnichardes. Ces forces progressistes qui revendiquent un véritable changement politique, consacrent la plus grosse partie de leur temps à des activités « politiques » dont le potentiel de transformation social est en réalité très limité. (en bref, elles aussi se focalisent sur des cailloux).
Dans son livre, Strömquist cite Wendy Brown, une professeure de sciences politiques américaine ayant étudié le phénomène du moralisme. Pour Brown, les forces progressistes actuelles ont perdu la foi : elles ne croient plus qu’un changement radical soit possible. Le rouleau compresseur de l’ultra-libéralisme économique leur a roulé dessus, les laissant sans force. Les idées ne manquent pas pour changer le monde, cependant, nous sommes tous à peu près certains que si ces idées se concrétisent, cela arrivera dans à peu près dix années lumières.
Dès lors, d’après Wendy Brown, les forces progressistes vont chercher refuge dans le moralisme : « en l’absence d’un projet vivant qui permettrait à toutes les subjectivités de s’exprimer autrement, les forces progressistes succombent facilement à un moralisme justicier et réprobateur ». D’après Brown, est moraliste celui qui ne veut pas agir, parce qu’il se sent désemparé. Elle oppose ce moralisme à une « vision morale et enthousiaste de la société ».
Ce moralisme se manifeste surtout dans des détails : sont condamnés certains mots, certains actes ou arguments. Il se focalise également sur les individus : certaines personnes, qui se sont rendues coupables de certaines déclarations, seront traitées comme les symboles de toute une structure d’oppression.
Strömquist écrit : « Ce qui est intéressant, c’est qu’on retrouve ces controverses moralistes surtout dans les milieux culturels et médiatiques. On se chamaille sur ce que quelqu’un a dit ou a fait dans un gala télévisé, une émission de télé ; une expo, un film, un article de presse quelconque, au lieu de s’intéresser aux vrais détenteurs du pouvoir politique et économique, à savoir le secteur financier, les grandes multinationales, le FMI, l’UE, le G7, les banques etc. Ces instances qui échappent complètement à la critique de cette soi-disant « force progressiste ». On agit donc comme si les injustices sociales découlaient de la faillite morale de certains individus, au lieu de reconnaître qu’elles sont le résultat d’un processus historique de construction culturelle, politique et socio-économique du pouvoir ».
Les forces progressistes feraient donc semblant de mener des combats fondamentaux, « en tapant sur des casseroles », au lieu de se pencher sur le noeud du problème, et d’avouer et de chercher à comprendre pourquoi elles se sentent si désemparées, si impuissantes.
Je ne vais pas expliciter ici les causes de ce désemparèrent (cela mériterait un article entier). Liv Strömquist les explique d’ailleurs très bien dans sa BD très instructive.
Mais il est certain que cette analyse globale peut aisément être transposée à la situation de crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui. Nous nous sentons complètement impuissants.
Se concentrer sur l’essentiel
Et voilà : 3500 mots plus tard, je termine cet article sur un aveu d’échec. Je n’ai pas la solution pour sortir de cette impuissance (« tout ce blabla pour ça ! », vous dites-vous peut-être).
Je fais très probablement partie de ces « moralistes progressistes », qui pinaillent sur des détails, animée par des concepts abstraits. Je m’agace aussi de comportements individuels, de paroles, et parfois, ma vision s’obscurcit, mon angle de vue se rétrécit, en même temps que mon monde devient plus étroit, au fur et à mesure des confinements. Je suis moi aussi désemparée.
Mais pendant que nous nous disputons pour élire le plus crédule, le plus populiste, le plus irresponsable d’entre nous, pendant que nous traçons une ligne entre les bons et les mauvais, les intelligents et les idiots, nous passons à côté des véritables enjeux. Nous n’exigeons pas de véritables débats démocratiques de société. Or, ces débats sont essentiels, étant donné que la gestion de la crise sanitaire a mis à mal les fondements de notre état de droit.
Comprenez-moi bien : je ne remets pas en question toutes les dispositions ayant étant prises pour endiguer l’épidémie. Certaines mesures étaient justifiées et nécessaires.
Je ne fais pas parties des eugénistes prônant le confinement à perpétuité des personnes fragiles ou âgées, pendant que le reste du monde reprend la vie là où elle s’était arrêtée. Je pense que le fait de pouvoir vivre une vie pleine, douce, sensorielle, n’est pas un droit réservé aux personnes en bonne santé ou dans la force de l’âge. On peut être vieux, malade, et vouloir vivre, sans voir sa vie écourtée ou mise de côté pour que d’autres puissent se sentir exister.
Être jeune et valide ne devrait pas être une condition pour vivre une vie enthousiasmante (ou au moins décente). Il semblerait que nos gouvernants aient également été convaincus par ce principe, qui, semblerait-il, a motivé la décision d’un premier confinement, pendant lequel nous avons pu assister à de beaux élans de solidarité.
Les intentions de nos dirigeants étaient donc (je l’espère) bonnes. Il était question (et peut-être est-il toujours question) de nous protéger. De protéger nos parents, nos grands-parents, nos amis. Cependant, dans les faits, cette entreprise de protection des plus faibles a, une nouvelle fois, lamentablement échoué. La crise a accentué et rendu visibles les problèmes structurels liés à la manière dont notre société traite les invalides et les vieux (dont un certain nombre sont tout simplement morts de solitude, quand ils ne sont pas morts du COVID).
Il n’est donc pas question de contester la gravité de la crise, de minimiser la gravité que peut avoir la maladie. Il n’est pas question de dédramatiser le nombre de morts (on ne compte pas les morts comme on compte les vivants), ni de sous-estimer les difficultés du personnel soignant.
Prendre tout cela en compte ne nous dispense cependant pas de réfléchir à la société à laquelle nous voulons appartenir, aujourd’hui et demain. Il est justement plus urgent que jamais de réfléchir à des manières de vivre ensemble, dans un environnement instable (aujourd’hui, c’est une pandémie, demain ça sera une autre crise… probablement climatique).
Nous devons nous détourner de nos égos, laisser de côté notre petit orgueil personnel, et nous atteler à bras le corps à ce qui est vérifiable, réel, palpable. Laisser de côté notre envie d’avoir raison. S’éloigner des suppositions, des suspicions invérifiables (même si ces suspicions sont bien sûr légitimes). Faire preuve d’esprit critique, mais surtout de rigueur (et exiger cette même rigueur de la part de ceux qui nous gouvernent).
Il n’est donc pas constructif de relancer un énième débat sur les statistiques du COVID, sur les taux d’infection, sur les tests PCR, sur la gravité de l’épidémie. À moins d’être virologue, infectiologue, épidémiologiste, ces discussions n’ont pas beaucoup de sens (il faut accepter qu’on ne peut pas être expert en tout).
Cependant, si nous ne sommes pas tous des experts, nous sommes tous des citoyens ; et si nous ne sommes pas tous compétents pour discuter de virologie, nous sommes tous compétents pour parler de citoyenneté. Il est donc essentiel de demander des comptes sur la manière dont des mesures restrictives sont aujourd’hui prises. Les autorités se doivent d’assurer à tous le droit à la santé, et elles doivent également assurer nos autres droits fondamentaux : droit à la vie privée, à l’inviolabilité du domicile, droits sociaux et culturels… Si certaines restrictions sont probablement nécessaires, il nous faudra demander des comptes sur la proportionnalité de ces mesures.
Il nous faudra aussi demander des comptes pour l’avenir : quel avenir sur le marché de l’emploi ? Serons-nous juste bons à éponger la dette ? à consommer ? A travailler plus pour rembourser plus ? Nos dirigeants sont-ils si peu ambitieux ? Dans tous les cas, il est temps d’arrêter de se regarder en chiens de faïence. Il est temps de lever les yeux vers le haut et de diriger notre mécontentement vers la bonne cible : les vrais détenteurs du pouvoir, ceux qui choisissent d’investir ou non, d’interdire ou non, de faire payer ou non, de penser l’avenir ou non.
“Dans cette nuit transitoire où râle le vieux monde, le pouvoir se frappe lui-même au coeur, comme le scorpion cerné par la flamme ; il meurt de ses propres turpitudes”
L.Michel
Pour aller plus loin : sources et ressources
Quelques réflexions sur les conséquences du manque de rencontres, de la disparition des espaces de discussion (IRL) :
- The pandemic has erased entire categories of friendship, de Amanda Mull
- Carte blanche : La culture n’est pas une variable d’ajustement
- L’article de Jeanne : « Le port du masque et la perte du corps de l’autre »
- Carte blanche : Ce que masquent les évidences : la famille, les frontières et les foins, de David Paternotte
Quelques ressources pour développer son esprit critique, faire preuve et exiger de la rigueur :
- Fake News : Debunk en 3 étapes, par Emmanuel Wathelet dans POUR
- La dépendance épistémique, de John Hardwig
- Vidéo de Monsieur Phi : la vérité nue
- Le complotisme de l’anticomplotisme, Frederic Lordon dans le Monde diplomatique
- Comment les réseaux sociaux accentuent l’enfermement dans ses idées, de William Audureau
- Vaccinoscepticisme: une opinion ? D’Alain Garrigou
Quelques problématiques liées à la crise sur lesquelles concentrer notre attention :
- La rapidité avec laquelle on porte atteinte à nos droits fondamentaux est tout sauf rassurante, par Thierry Boutte
- Mon article qui parle de notre rapport aux vieux et à la vieillesse, révélé par la crise : Regardons les vieux dans les yeux
- Le deuil au temps du coronavirus : entretien avec Vinciane Despret dans axelle
Quelques réflexions le moralisme :
- Ce que n’est pas la cancel culture, sur Tout est politique
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